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1.3. CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

 

Que peut-on conclure sur la condition de la formation des artistes ? En fin de comptes, c’est une éducation qui flotte entre être et non-être. Elle existe, elle est institutionnalisée, elle est importante, mais en même temps elle ne forme pas réellement. Elle donne des outils, ouvre des chemins et fait les présentations avec l’activité créative. Elle crée une ouverture sur ce que sont la création et l’art. Cette ouverture passe toujours par l’histoire de l’art — on n’admire pas l’œuvre en tant que spectateur/sujet « naïf »[1], on l’étudie, on la travaille, on devine le sujet créateur qui a été derrière — on s’en inspire. Évidemment, l’étude vient après le ravissement[2] – on est toujours guidé par les sens et on se penche surtout sur les artistes qui nous sont proches, avec qui on s’identifie au niveau de notre individualité profonde.

L’apprentissage des techniques ou de la culture générale des mondes de l’art peut aussi se faire de manière autodidactique : ça peut être un processus plus lent que dans le cadre d’une institution. Les arts plastiques comportent des techniques de base qui font partie du programme d’études de n’importe quelle école d’art — puis il y a les secrets du métier, les découvertes personnelles basées sur l’expérience du travail réalisé qui sont transmises par l’enseignant. Je ne peux que donner un exemple : j’ai suivi des cours de modelage donc je suis à peu près capable de réaliser un buste ou une sculpture de petit format, mais je vais devoir avoir plusieurs expériences désastreuses (au niveau technique) pour pouvoir réaliser une sculpture monumentale. Mon mari, l’artiste Nixon Cordova, sculpteur d’œuvres monumentales que j’assiste depuis dix-sept ans, a dû s’inventer une technique qui convienne pour la réalisation d’un monument de vingt ou de trente-six mètres de hauteur… Son expérience dans ce champ est inestimable pour les générations qui suivent puisque ce n’est pas une formule qu’on trouve dans des manuels[3] ou dans des écoles.

Donc il s’agit de ça : partage de rudiments, de quelques secrets à condition d’apprendre à les utiliser au moment parfait, de les faire siens, de les améliorer et de créer de nouvelles astuces. Puis il y a l’étude des œuvres en soi. Phidias ou Bernin ne sont plus présents pour nous transmettre leurs secrets et Rembrandt non plus, mais on essaie de deviner la manière dont ils ont travaillé, quel est leur astuce, leur « truc ».

Somme toute, c’est là que réside la difficulté de la formation artistique : il n’y a pas de règle. « L’homme parfait est sans règles, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de règle, mais que sa règle est celle de l’absence de règles, ce qui constitue la règle suprême. » (Shitao, p.  41) Alors c’est à chacun de créer sa propre règle qui est formée par la totalité des règles connues et inconnues.

Je peux conclure qu’on ne peut pas réellement former à la création : le candidat artiste doit avoir une attitude d’éponge pour être capable d’absorber tout, suivi d’une capacité de faire un tri. Finalement, il s’agit surtout d’un travail personnel : sur soi-même en tant qu’artiste tout en cherchant cette œuvre « parfaite »… On se perfectionne pendant cette recherche. Et ce perfectionnement et recherche ne peut désigner qu’une chose : on se forme à soi-même. On est dans un processus d’autocréation. La création ne s’apprend pas, elle relève d’un processus autoformatif profond.

Ainsi, la création est un « acte de foi » et un besoin qui « n’est pas quelque chose qu’on te donne comme des comprimés, comme des vitamines de dehors... C’est toi qui la conçois, tu la crées. C’est une soif de connaitre, une faim de t’exprimer, une faim de savoir plus de choses, une faim de défier des situations nouvelles, des défis ! » et ce besoin ne s’apprend pas, il peut seulement utiliser un guide qu’il faut admirer et à qui il faut se confronter aussi. Et, à la fin, comment se forme-t-on en tant que créateur[4] ? C’est « se rendre compte de ce que l’on fait », « apprendre à voir », « ta réaffirmation en tant qu’artiste ne dépend pas seulement de l’environnement en soi, mais des deux : de l’environnement et de toi. Et surtout de toi. » et « tu es dans un processus de gestation, de croissance, de changement... ». Il faut tenir compte de l’expérience, « trouver des choses » et par là se trouver, et tout cela sans « mettre une rationalité dans le sens de penser, mais des fois cette rationalité peut freiner quelque chose plus loin qui est en train de se faire découvrir »[5].

En pratique, la formation artistique dans une institution académique a lieu dans des ateliers où les apprentis apprennent en faisant. Souvent, pour les débutants, les consignes sont claires : nature morte, portrait, figure entière, une composition qu’il faut faire en lien avec un thème précis. L’enseignant explique la procédure en détail et oriente le jeune dans tous les pas à suivre. On est encore loin d’une création artistique libre et empreinte de l’individualité du créateur. Celle-ci apparait petit à petit dans les niveaux supérieurs et les exercices changent aussi : on est de plus en plus loin des consignes exactes et on commence à se gagner le droit de faire une œuvre personnelle telle qu’on la conçoit, qui correspond à notre vision de l’œuvre ou à notre tempérament. Alors, quel est le rôle de l’enseignant dans cette situation où il ne peut pas intervenir activement ? Comment peut-il toujours guider sans qu’il prenne un rôle de dieu qui crée à son image et selon sa ressemblance et sans qu’il crée des bonzaïs joliment et correctement déformés ? Comment enseigner l’art de (se) créer au lieu de créer un sujet ?

Mon expérience et les propos des autres ne font que renvoyer le « devenir » artiste, créateur vers la partie souterraine de mon iceberg parce que le tiers dans ce type de formation a un rôle moins important que le sujet qui se crée à soi-même. Avant de passer à l’analyse de ce système, il faudra bien répondre à la question : « en quoi la formation artistique relève-t-elle de l’autopoïèse ? ». Actuellement, un artiste plasticien est estimé jeune à 45 ou 50 ans contrairement aux autres professions où la retraite est fixée à un certain âge par l’Etat. Pour un artiste peintre, il s’agit d’arriver à une maturité créative et celle-ci exige du temps et du travail sur soi. On apprend par imprégnation, par observation, par expérience, par l’erreur, par les pairs, on apprend en faisant… d’où une certaine contradiction avec l’existence des écoles d’art : « C’est que l’art par sa représentation charismatique, n’entre pas si facilement à l’école (Bourdieu, 2001). L’idéologie du don inné, le mythe du “créateur incréé” (Bourdieu, 1980, p. 207-221) sont en contradiction avec la mise en œuvre d’une transmission et d’un enseignement, comme dans le cas de la religion (Suaud, 1978) » (Vandenbunder, 2015, p. 121). Il s’agit bel et bien d’un déploiement de soi, de l’émergence d’un soi créateur qui est toujours en transformation. Je pense toujours que l’hétéroformation a sa place dans le devenir d’un créateur, tout en étant insuffisante. Tout aussi insuffisant est l’« autos » bâti sur rien ou sur personne. Alors, plus qu’une vindica te tibi, il s’agit d’une découverte de soi - découverte qui, une fois faite peut devenir réappropriation de soi. Donc, il faut se découvrir avant de pouvoir se réapproprier de soi.

Cette autocréation, comment se fait-elle ?

 

[1]C’est le sujet naïf des expériences de la psychologie sociale qui, au contraire du « complice » ne sait pas sur quoi exactement porte l’expérience : la connaissance biaiserait les résultats.

[2]Il faudra se demander si le vice-versa est possible : y a-t-il du ravissement après le savoir ? A moins que le savoir puisse ouvrir des voies à des ravissements-mystères nouveaux ?

[3]Le livre de Shitato, traduit et commenté par Ruyckmans est une sorte de manuel, mais il ne donne pas la recette.

[4] J’ignore délibérément les notions de don inné et génie créateur. 

[5]En italiques, fragments de l’entretien avec Hernan Cueva

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