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Il faut être maître du néant avant d’assumer la création[1]. L’idée mise en perspective dans ce chapitre est de donner une valeur formative et créatrice au négatif qui est considéré en général plutôt comme potentiellement destructif.

 « On sait qu’une œuvre demande de la variété, des contrastes, des oppositions de valeurs, qui font ressortir l’harmonie de l’ensemble ; mais si les éléments de ce concert sont des êtres qui pensent et qui sentent, les inégalités qui les distinguent en vue de rehausser cette composition esthétique qui fait le monde ne deviennent-elles pas moralement inacceptables ? » (Jullien, 2004, p. 83). Jullien situe ce propos dans le domaine de l’interindividuel, mais il s’agit clairement d’une création — et dans le cadre de l’autoengendrement, la création de soi est comme une composition d’une œuvre d’art qui exige, en supplément d’un savoir-faire, des contrastes, du rythme, des vides, des oppositions. Ces derniers étant très importants, j’ai préféré me concentrer sur les parties d’ombre de la création de ce grand tableau — « … il n’est pas de mal qui ne contienne un bien, si l’on ôtait le mal, le bien qu’il contient disparaitrait également ; il en résulterait un mal plus grand que le mal originel. » (Jullien, 2004, p. 85). Le mal le plus grand est-il le rien ?

Je n’ai pas voulu ôter le mal, mais au contraire lui donner de l’importance, sous la lumière du bien. Ce négatif dans l’autocréation je l’ai cherché, d’une part, dans un des paradigmes qui relèvent de la formation : l’expérience. Ici, les expériences de vie et de création sont saisies sous un angle de moment critique, marquant. La création est dangereuse, c’est un moment de crise, c’est un saut périlleux pour l’homme qui d’un même mouvement donne et perd une partie de soi, mais gagne une autre. Ces parties ne sont pas toujours proportionnelles : souvent la perte est plus grande… Mais je ne voulais pas montrer que des moments de vie (quotidienne ou psychique) que le sujet arrive à exorciser à travers la création — il s’agit aussi d’une certaine sensibilité qui fait que des événements en apparence quelconques prennent une allure quasi traumatisante. Et ces épisodes qui alimentent l’œuvre sont en fait recherchés comme des « moteurs pour la création » (Desprats-Pequignot).

Avant de passer vers une certaine aptitude de tolérance de tout ce mal, il y a une autre part d’ombre dans l’être d’un sujet créateur : c’est une manière différente d’entendre la connaissance. Une autre façon de l’aborder — sans vouloir tuer à tout prix le mystère. Le sommeil de la raison ne produit pas nécessairement des monstres, il produit aussi des rêves.

Mais, de manière générale, l’homme aime pouvoir expliquer les choses et l’acceptation de l’in-connaissance, du mystère, du traumatique tient d’une capacité de tolérance de tout ce négatif — la capacité négative. Je ne sais pas ce que Keats pourrait dire de cette interprétation que je fais de son idée, mais il parlait d’un homme accompli, homme de lettres qui est, en fin de compte, similaire à une toile qui « demande de la variété, des contrastes, des oppositions de valeurs, qui font ressortir l’harmonie de l’ensemble » (Jullien, 2004, p. 83).

 

 

[1]Paraphrase de Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. I would prefer not to., Gallimard, 2009.

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