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Devenir

 

 Partant de expérience d’artiste peintre je dirais que créer, réussir faire jaillir quelque chose de nouveau du rien est exactement comme le dit Tarkovski : il faut détruire ce que l’on sait, ce que l’on a appris. Cela pour dire qu’il est nécessaire, même impératif de se former et d’apprendre des choses essentielles à l’élaboration de l’œuvre, bien que la création ou le fait d’être artiste passe par d’autres processus et relève aussi d’autres particularités d’un sujet comme le talent, la vocation, l’habileté. Il y a une multitude de facteurs qui pourraient permettre la création artistique : une partie innée (une prédisposition au moins), une partie qui s’apprend par un autre dans le sens d’une éducation formelle (hétéroformation) et un travail constant sur soi et avec soi.

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Pour pouvoir déchiffrer un peu ce qui est le « devenir » d’un artiste je vais me baser sur le récit-expérience de mon propre devenir, après avoir passé rapidement en revue ce qu’est et a été la formation artistique dans le monde occidental. L’entretien qui accompagnera le récit de mon parcours formatif jettera d’autres lumières sur cette apparente incongruité :

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« Doïna Vieru. 35. C’est ça, l’école d’art ne fait pas l’artiste. 

Hernan Cueva. 36. Non. Te fait bonzaï. »

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Puis vient une vérité implicite, connue par tous, évidente : nous disposons de la référence historique. Il n’y a pas d’artiste qui n’a pas étudié les marbres grecs, les dessins de la Renaissance, la peinture classiciste ou les avant-gardes du XXe siècle. D’ailleurs, l’étude des anciens, des classiques fait partie intégrante de l’enseignement artistique. C’est l’histoire de l’art qui instruit. Dans cette optique, je donnerais aussi la parole à quelques artistes inscrits d’ores et déjà dans l’histoire de l’art universelle et qui ont eu la faculté de nous laisser leurs pensées, témoignages et journaux sous forme écrite, non seulement peinte ou sculptée.

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1.2.1. Est-ce possible de former à la création ?

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« C’est débile, les Beaux-Arts, mais c’est les Beaux-Arts. »[1]

 

La citation tirée du livre de Raymonde Moulin avec laquelle je commence ce chapitre illustre assez bien le devenir d’un artiste : l’hétéroformation est nécessaire quoiqu’elle soit « débile » en même temps.

Depuis toujours, un futur peintre ou sculpteur se formait dans l’atelier d’un maître — Michel-Ange dans celui de Ghirlandaio, Léonard de Vinci dans celui d’Andrea del Verrocchio. L’atelier était un endroit où s’apprenaient des techniques et le style du maître. Il s’agissait d’un long apprentissage d’une profession. La professionnalisation d’un artiste a beaucoup changé de nos jours. Je ne suis pas sûre qu’il y avait des questionnements sur la création ou la créativité d’un peintre avant l’époque moderne : il s’agissait surtout de grandes dextérités dans l’élaboration d’une œuvre d’art. Jusqu’au Moyen Âge, l’ouvrage des décorations des belles cathédrales qu’on admire encore de nos jours était œuvre de la main anonyme, artisanale et même esclave.

 

« Après diverses variantes et en rupture avec le passé, “artiste” prend le sens moderne de praticien des beaux-arts à la fin du XVIIIe siècle. C’est au début du XIXe siècle qu’il concernera aussi les musiciens et les comédiens, puis tout autre créateur et interprète. Au même moment apparaît l’adjectif “artistique”.

Certains constateront que le terme artiste “finira par équivaloir, dans la modernité, à une sorte de titre nobiliaire”, alors que les frontières délimitant le monde de l’art, dans les faits, sont fondées selon l’activité (art et métiers d’art) ou l’implication de la personne (amateur ou professionnel), bien qu’une conception “vocationnelle” (donc individualiste) se soit imposée en France, par exemple. »[2]

 

En tout cas, artiste ou pas encore digne de ce nom, le jeune apprenait à dessiner, à préparer le papier, la toile ou le mur. Il apprenait en préparant les pigments du maître qui peignait une fresque : un jaune d’œuf de couleur claire pour la couleur de peau des femmes et un jaune d’œuf de poule de campagne, plus foncé, pour peindre le visage d’un homme. On copiait des dessins des maîtres pour n’apprendre pas seulement anatomie et proportions, mais aussi le coup de main, le trait de fusain, la mine de plomb ou comment appliquer le blanc de la lumière. En conclusion, tout élève moyen était parfaitement capable après plusieurs années de pratique inlassable de peindre/dessiner/sculpter une nature morte, un paysage, un portrait, une figure humaine ou une composition plus complexe. Il pouvait le faire correctement et seulement le chanceux qui possédait un don naturel[3] en plus du savoir-faire acquis pendant des années était capable de créer un chef-d’œuvre.

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Cette description correspond à peu près à la formation de l’artiste de la Renaissance ou de tout autre professionnel de l’époque. Les écoles de Beaux-arts qui sont apparues beaucoup plus tard, avec le mot « artiste » lui-même, suivaient à peu près le même système d’enseignement, mais dans une institution. On retrouve ce modèle dans l’académie soviétique et il fonctionne toujours d’à peu près la même manière à l’Académie de Saint-Pétersbourg. On peut observer sur un des blogs[4] de cette Académie les expositions de fin de semestre des étudiants : la peinture et le dessin naturaliste/académique de la figure humaine y prédominent. De même, le programme d’études[5] de la faculté de « peinture » de l’Académie comporte surtout des cours de peinture et de dessin avec quelques enseignements d’histoire de l’art et de langues étrangères. Encore aujourd’hui, l’apprentissage de l’art en Russie ressemble à celui de l’Italie de la Renaissance, sauf le style qui est plus sotz réaliste.

Cet académisme « à l’ancienne » ne semble persister que dans ces régions (j’inclus les républiques postsoviétiques où les choses maintiennent ce même cours), le monde occidental s’étant libéré depuis un bon moment du savoir-faire académique. À l’École de Beaux-arts de Paris ou dans celle de Quito on n’apprend plus une profession avec tous les savoir-faire d’antan. On apprend surtout à être artiste (si cela est vraiment possible). Raymonde Moulin dans son incontournable texte L’artiste, l’institution et le marché a dédié un chapitre à la vocation et à la formation et elle y relate surtout l’inutilité de l’école et d’un diplôme. Il existe même un dédain des artistes eux-mêmes envers cette « institutionnalisation » du « métier » même si c’est une « … évidence que la formation exerce un effet positif sur le déroulement des carrières artistiques. » (Moulin, 1992, p. 299) d’où mon choix de commencer cette partie par « C’est débile les Beaux-Arts, mais c’est les Beaux - Arts. » (Moulin, 1992, p. 313 en citant un étudiant de 1943).

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C’est en 1973[6] que disparait l’académie telle que j’ai l’ai décrite plus haut :

 

« La notion de métier étant dépassée, il s’agissait moins de développer un apprentissage technique que d’encourager un ensemble de dispositions favorisant l’expression de la créativité et l’aptitude à exercer des activités diverses. Le succès d’une pédagogie de l’éveil étant indissociable du charisme de l’enseignant, les plus renommés des artistes ont été appelés à énoncer leur théorie de l’art et/ou à témoigner d’une expérience. » (Moulin, 1992, p. 314)

 

Actuellement, l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (ENSB-A), donne une description de ses missions de formation d’une façon très claire, qui rejoint, d’une part, l’idée d’un fonctionnement assez « classique » d’une école d’art et qui, d’autre part, place l’étudiant dans une réalité professionnelle.

 

« Conformément aux principes pédagogiques qui ont toujours eu cours aux Beaux-Arts, la formation y est dispensée en atelier, sous la conduite d’artistes de renom. Cette pratique d’atelier est complétée par une large palette d’enseignements théoriques et techniques qui ont pour but de permettre aux étudiants une diversité d’approches. Ils visent à leur apporter une large culture artistique, tout en favorisant la multiplicité des champs d’expérimentation et la transdisciplinarité. (…). Cette formation où chaque étudiant pourra puiser les ressources propres à étayer une démarche artistique personnelle, doit permettre à chacun d’appréhender les enjeux de l’art contemporain et le statut de l’artiste aujourd’hui. »[7]

 

C’est évident, il y a une orientation et une transmission de la part des enseignants (ceux-ci, il faut le souligner, sont des artistes de renom) pour que la rencontre de l’étudiant avec son soi-artiste s’opère ; un soi qui existe dans un monde externe dont l’ENSB-A[8] est fortement consciente et commence à donner des outils pour que le jeune puisse percer vers la reconnaissance et vers la validation externes.

 

« Les Beaux-Arts de Paris, ancrés dans la réalité économique et sociale, se donnent également pour mission de créer des passerelles entre la vie étudiante et la vie professionnelle, notamment en initiant ses étudiants au monde de l’art et en favorisant les rencontres avec ses acteurs. C’est pourquoi, le service de communication interne relaye tout au long de l’année l’annonce des bourses, prix, offres de résidence et appels à projet, auxquels les étudiants peuvent participer. Certaines de ces offres sont directement liées à la politique de mécénat et de partenariat de l’École. Durant toute la durée de leur cursus, les étudiants voient ainsi se multiplier les opportunités de concourir à des projets et de faire connaître leur travail dans un périmètre large. »[9]

 

Énoncer une théorie personnelle ou témoigner d’une expérience relève d’une sorte d’impossibilité et, certainement, de la grande complexité de l’éducation artistique. Il est toujours possible de relater (même superficiellement) la création artistique picturale, mais cette théorisation reste toujours insuffisante devant l’acte lui-même, physique et psychique.

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On peut le dire aussi comme Louise Bourgeois « Quoiqu’il en soit, on peut toujours parler d’Éducation Artistique jusqu’aux calendes grecques. C’est agréable et ça peut être même amusant. » (1990, p. 222). Cette phrase suit un autre paragraphe : « Être née artiste c’est à la fois un privilège et une malédiction. Comment peut-on enseigner ça ? Il n’est pas possible de devenir un artiste, on peut simplement accepter ce don ou le refuser. Il n’est pas en mon pouvoir — ou bien est-ce ma responsabilité — ou encore, ai-je le désir de tenter ce dessin impossible d’apprendre à quelqu’un à “devenir” artiste » (1990, p. 222). L’Éducation Artistique, avec des majuscules, est aussi à saisir de deux côtés : enseigner et apprendre. Parfois les deux pans sont présents simultanément : « Comment peut-on enseigner ça ? » peut devenir aussi « Comment m’a-t-on enseigné ça ? Comment ai-je pu apprendre ça ?». Doit-on, d’une certaine manière, gagner le droit à la création, comme le dit Tarkovski plus haut ? À la fin, si on parle de connaissances, il s’agit d’utiliser ce terme en relation à soi-même, en tant qu’affirmation de soi (selon Tarkovski) ou en tant que connaissance de soi (selon Bourgeois).

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Comment peut-on parler d’une éducation artistique (avec ou sans majuscules) si on se heurte sans cesse à des affaires de genèse et de (pro) création ou encore à des questions de don, de génie, de vocation, de talent ?

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[1]Moulin, 1992, p. 313 en citant un étudiant de 1943

[2]https://fr.wikipedia.org/wiki/Artiste

[3]et d’autres aptitudes que l’on verra plus loin.

[4]http://podkursy.blogspot.ru/

[5]http://artsacademy.ru/students/sporting_life/

[6] « La réforme de 1973 a mis fin à la pédagogie académique, fondée sur l’atelier et la transmission d’un savoir et d’un savoir-faire. » (Moulin, 1992, p. 314)

[7]https://www.beauxartsparis.fr/fr/l-ecole/missions

[8] Sigles de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris

[9]https://www.beauxartsparis.fr/fr/l-ecole/missions

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