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1.1. Être

 

« La condition absolue pour avoir le droit de créer est que l’artiste croie à sa vocation, qu’il refuse la compromission et qu’il soit prêt à servir. La création artistique exige de l’artiste qu’il soit prêt à “périr pour de bon” (Boris Pasternak), dans le sens le plus tragique de la formule. »[1]

 

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C’est la question de rigueur.

Pour pouvoir parler de l’autocréation en tant que créateur il est essentiel de définir avant tout ce qui est (auto) créé. Qu’est-ce que c’est qu’un artiste ? Est-ce une profession au sens commun du terme, est-ce une vocation ?

J’ai illustré la création de soi en tant qu’artiste avec la forme d’un iceberg qui a une partie très importante submergée dans l’inexplicable et le fait d’être artiste est aussi divisé en deux. Ce serait deux professions en une. Dans quel sens ?

Personnellement, j’aurais tendance à dire que l’artiste est celui qui crée, qui donne de l’existence à quelque chose (objet ou acte) à partir de néant[2] et ce quelque chose est unique, porteur de l’empreinte expérientielle de cet individu. Mais il y a l’autre côté de la pièce de monnaie : dans le processus créatif décrit par Didier Anzieu, qui désigne la création comme une forme de travail psychique — dans la succession de cinq phases : saisissement, conscientiser un « représentant psychique inconscient » (Anzieu, 1981, p.93), organiser, composer et détacher — il y a un moment d’extériorisation. Les deux premières phases concernent la création « pure », le travail psychique, et les autres trois, le travail proprement dit qui ne tient pas seulement d’un don ou d’un talent, mais du savoir-faire du métier, du labeur dans sa conception physique. Et la cinquième phase est le moment où l’œuvre prend une autre vie que celle qu’elle avait dans l’atelier.

La production de l’œuvre au-dehors, « déclarer l’œuvre terminée, la détacher définitivement de soi » (Anzieu, 1981, p. 127) implique des résistances même si cette œuvre est réalisée dans un seul but de l’auto-expression et « il ne suffit pas que l’auteur ait fini son œuvre pour qu’il en ait fini avec elle » (ibid. p. 130), ce qui s’ensuit c’est la deuxième partie du travail professionnel de l’artiste : la rendre marchandise profitable (en termes financiers et de reconnaissance). Donc du moment où le créateur a pu surmonter les résistances psychiques inhérentes au « lancer son bébé au monde », le travail qui reste à faire est plus facilement contrôlable. 

Ainsi, je perçois l’artiste comme un super héros de bande dessinée : créateur dans l’obscurité de son atelier et « professionnel[3] » dans le monde extérieur. L’obscurité créationnelle est à prendre dans un sens où le travail est réalisé dans la solitude, qui n’implique pas directement un tiers, un autre et qui a très peu à voir avec la société qui est dehors. La création se fait dans l’isolement, mais comme toute œuvre est destinée à rencontrer finalement son public, c’est le moment où l’artiste laisse de côté son masque, son travail nocturne et sort dehors, vers un emploi diurne de promoteur, de marchand, etc. Il s’agit d’une quête de reconnaissance externe qui valide d’une certaine manière le travail réalisé. La création ne se fait pas exactement pour le public (sauf pour les arts vivants), c’est avant tout un besoin personnel de l’artiste. Mais l’œuvre a besoin de rencontrer le regard de l’autre — rien n’existe dans le vide absolu de l'isolement.

À la fin c’est la coexistence de ces deux parties : la création et la sortie au monde de cette création. La partie plus sociologique qui est, à la fin, une professionnalisation engage des connaissances autres que celles impliquées dans la création.

Alors un artiste c’est cela, un accoucheur de choses inédites et aussi un sujet qui cherche une reconnaissance pour ce travail. Mais, en revenant vers Anzieu et sa phase de détachement où « il ne suffit pas que l’auteur ait fini son œuvre pour qu’il en ait fini avec elle » (ibid. p. 130), la question s’impose : qu’est-ce qui est plus important chez un artiste ? Ou, dit autrement, qu’est-ce que fait un artiste, artiste ? Est-ce la création ou la promotion de cette création ?

Le Guide pratique à l’intention des artistes en arts visuels, publié par le Regroupement des artistes en arts visuels [4] du Canada donne une définition, à mon avis assez claire même si insuffisante[5], de ce que c’est un artiste :

  1. il se déclare artiste professionnel ;

  2. il crée des œuvres pour son propre compte ;

  3. ses œuvres sont exposées, produites, publiées, représentées en public ou mises en marché par un diffuseur ;

  4. il a reçu de ses pairs des témoignages de reconnaissance comme professionnel, par une mention d’honneur, une récompense, un prix, une bourse, une nomination à un jury, la sélection à un salon ou tout autre moyen de même nature.

            Ainsi, le fait d’être artiste passe premièrement par une proclamation, faite par soi-même avant quiconque d’autre. C’est un peu comme la genèse biblique où le créateur exprime d’abord le dit puis réalise le fait… Reste à discuter si dire ce n’est déjà faire ou si le produit est sous le signe du « noli me legere » de Blanchot[6]. « Ne me lis pas » que je comprends comme « ne cherche pas à comprendre le mystère ». Mais il reste toujours à voir si cette déclaration inaugurale « je suis » vient-elle d’un néant. Qu’en est-il du désir ou du besoin qui pousse à ça ? Cette définition décrit pratiquement la partie sociale ou publique de ce qu’être artiste signifie, mais il manque la part essentielle : ce que c’est que créer. D’après moi, en premier lieu devrait être la création avec l’intention de produire une œuvre d’art. Cette intention doit être soutenue par une connaissance, une technique, une esthétique, un historique, etc.

            Dans ce mémoire je laisserai de côté la partie sociologique et celle liée au travail et à la formation des artistes qui est plus technique et même artisanale. La partie technique est celle qui permet de réaliser l’œuvre proprement dite : préparer le support, savoir poser la peinture, utiliser un crayon. Le côté technique est aussi apprendre et savoir accrocher les œuvres, les encadrer, parler d’elles, les vendre… Cette partie où l’artiste existe en tant que professionnel (un autre professionnel, peut-être le plus important, dans le monde de l’art) s’apprend. Mais est-ce que c’est possible d’apprendre à créer ?

J’ai commencé avec les mots de Tarkovski qui parle de la vocation et dit à propos de l’artiste « qu’il refuse la compromission et qu’il soit prêt à servir. La création artistique exige de l’artiste qu’il soit prêt à “périr pour de bon” (Boris Pasternak), dans le sens le plus tragique de la formule. » (1989, p. 50). Tarkovski continue en disant qu’il faut « posséder toutes les lois de sa profession. Pourtant, le travail créatif ne commence qu’au moment où ces lois sont déformées et transgressées » (p. 146). Je pourrais dire qu’être artiste est plus une condition[7], c’est plutôt un état et un mode de vie qu’une profession qui s’apprend. Une part d’elle est apprenable, mais celle qui permet de transgresser les lois et les techniques apprises relève du faire œuvre. Même de soi.

 

[1]Tarkovski, 1989, p. 50

[2]Selon la définition de CNRTL sur : http://cnrtl.fr/definition/cr%C3%A9er même si en réalité ce vide, ce néant est plein.

[3]Au sens de quelqu’un qui a un statut professionnel dans la société : membre des associations, payeur d’impôts, etc.

[4]http://www.arrimage-im.qc.ca/file/nouvelles/raav_guide_pratique.pdf

[5] Définition qui manque dans la Encyclopédia Universalis tome II : il n’y a que « artisanat » J’ai l’impression qu’il y a un évitement d’établir des définitions exactes ou c’est le sujet en soi qui échappe ? « Personne qui pratique un des beaux-arts » dit Le petit Larousse ou « créateur d’une œuvre  d’art »  selon le Petit Robert, mais…À la fin, c’est clair pour toute le monde ce que c’est qu’un artiste, mais la réalité (de point de vue de l’artiste) est plus complexe qu’une simple création de tableaux qui décorent ou qui offrent un sentiment de plaisir visuel.  

[6]Après coup, Les éditions du minuit, 1983

[7] En juin 2018, UNESCO lance une consultation mondiale sur le statut de l’artiste et même on trouve une définition dans cette recommandation qui parle de la « condition » d’artiste (https://fr.unesco.org/creativity/news/lunesco-lance-consultation-lechelle-mondiale-sur-statut ) :

« Aux fins de la présente Recommandation :

1. On entend par " artiste " toute personne qui crée ou participe par son interprétation à la création ou à la recréation d’œuvres d’art, qui considère sa création artistique comme un élément essentiel de sa vie, qui ainsi contribue au développement de l’art et de la culture, et qui est reconnue ou cherche à être reconnue en tant qu’artiste, qu’elle soit liée ou non par une relation de travail ou d’association quelconque.

2. Le mot " condition » désigne, d’une part, la position que, sur le plan moral, l’on reconnaît aux artistes définis ci-dessus dans la société sur la base de l’importance attribuée au rôle qu’ils sont appelés à jouer, et, d’autre part, la reconnaissance des libertés et des droits, y compris les droits moraux, économiques et sociaux, notamment en matière de revenus et de sécurité sociale, dont les artistes doivent bénéficier. » (http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001140/114029f.pdf#page=158)

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